Un extrait de Sur la plage de Jean-Didier Urbain

(Payot, Paris, 1994. pages 396-406)

(NDLR : les passages en gras sont soulignés par nous.)

(...) Par exemple, preuve de la « résistible ascension » de la dénudation et de la prégnance des interdits, au Brésil, « où les femmes ont le chic de paraître plus nues que partout ailleurs dans le monde, toutes les tentatives de seins nus ont provoqué des catastrophes : sifflets, huées, et autres bruits désagréables à l'occasion. Les mamelons ne doivent jamais être vus sur la plage [...]. Tout ce que l'on voudra, commente Elliott Erwitt, mais pas le symbole de la maternité dans cette société macho1 ». Et puis, entre ostentation et protection, note fort justement Ph. Perrot, « au fur et à mesure que le nu se dévalue par l'inflation de sa pratique extensive, au fur et à mesure que rétrécissent les zones de la pudeur et du désir, s'accroissent celles de la surveillance sanitaire, du contrôle anatomique, de la vigilance hygiénique, du quadrillage cosmétique2 ». Une autre police esthétique, celle du dénudé, se met en place, qui impose au dévêtu, entre prescription et proscription, d'autres règles, d'autres limites, d'autres coutumes et donc, finalement, d'autres costumes.

L'univers épilé

Suite à l'abandon des références vestimentaires indigènes (remplacées par le polynésiannisme, la « ficelle » brésilienne ou le califormisme « fluo »), au rétrécissement des maillots ou encore à leur disparition, l'erreur consisterait à penser que ces signes sont ceux d'une évolution ou même d'un accès à la transparence absolue. Non seulement l'homme nu se démarque encore socialement par sa façon de parler, les idées que communiquent son discours ou ses manières de faire, mais il demeure toujours à l'abri de cette ultime « étoffe » qu'est la peau. La peau, première des protections et premier des vêtements, est aussi le premier des « parchemins ». Dans l'histoire des sociétés humaines, par scarifications, tatouages, maquillages et autres empreintes artificielles, naturelles, rituelles ou accidentelles, la peau habille. Elle raconte, affilie à un groupe, trahit ou crypte celui qui la porte.

Quand bien même la fin du maillot serait arrivée sur toutes les plages du monde, elle ne signifierait pas la fin du costume. On peut bien, par dérision, pronostiquer dans le cadre d'une futurologie balnéaire « l'apparition timide du slip "sexe apparent3" », cela ne changerait rien à l'affaire. Ce codage exhibitionniste, focalisé, est toujours de l'ordre du vêtement, et cette transparence jouée, affichée, une forme nouvelle de masque. C'est parce qu'il y a slip encore, direz-vous ? Même pas ! Le nudisme ne fait guère mieux dès lors que les indices d'un codage persistent : « Taillée au cordeau en un V impeccable, la toison pubienne elle-même se transmue en un cache-sexe qui ne cache rien4. » D'ailleurs, même sans intervention technique de ce genre, l'homme, toujours, de par sa façon de s'en servir et de le montrer, ne convertit-il pas sans cesse son corps en signe et en système de signes ? Le vêtement disparu, son signe demeure ; et, entre cryptage et décryptage, le jeu de masques continue. La société de plage, aussi dévêtue soit-elle, se nourrit intimement de cette oscillation, de cette rhétorique corporelle du cacher-montrer.

D'où, prônant tout à la fois exposition et protection, un discours fort ambivalent aujourd'hui sur le dévêtu balnéaire, ce qui tient sans doute à l'ambiguïté même de l'image du corps nu - une ambiguïté pointée tout aussi bien par Paul Morand que par Jacques Laurent. « Le vêtement en dit long sur l'homme ; nu, il cachera plus jalousement ses secrets », dit le premier5. Et le second de s'interroger en ces termes : « Mais de ces hommes et de ces femmes nageant ou se dorant sur le sable, peut-on avancer même s'ils sont privés de tout vêtement qu'ils sont nus6 ? » C'est qu'en effet, « dès lors que l'apparence cesse de s'arborer en masque évident, strictement défini par une fonction et exigé par un rôle, elle devient une énigme à déchiffrer7». Dans l'univers décontextualisé de la plage, l'apparence du baigneur n'est, semble-t-il, définie par aucune fonction particulière et son rôle aucunement déterminé : c'est un vacancier, un acteur au repos, dont le corps dénudé n'a plus, précisément, la valeur sémiologique évidente du masque, comme lorsqu'il était socialement costumé. Pourtant, quoique plus discrètement couvert de signes, ce corps nu est toujours un masque et sa fonction n'est pas en priorité d'exprimer un rôle mais d'abord des valeurs telles que le propre, le sain, le pur, si possible le beau et le jeune, et surtout une certaine image du « naturel ».
Déjà le discours cosmétique sur le bronzage - « Pour hâler bien », s'intitulait ce publi-reportage8 -, où il est beaucoup question d'antirides, d'antiradicaux libres, d'anti-infrarouges et... d'écran total, est fort révélateur de cette équivalence entre le cosmétisé et le costumé. On parle de soin, de maquillages ou de protections, mais c'est bien de vêtements « invisibles » qu'il s'agit. « On distingue, trouve-t-on écrit dans un célèbre magazine, les " fanas " du bronzage de celles qui aiment simplement avoir l'air en bonne santé. À celles-là, la crème teintée reste l'idéal. Elle joue sur deux tableaux : le soin (leurs performances sont remarquables, leurs textures impalpables) et le maquillage (leur gamme de couleurs est infinie, la couvrance précise, la méthode simple) », et elle permet ainsi de s'offrir « un teint tout neuf et naturel9». « Avoir l'air » est l'essentiel. C'est bien l'image du corps qui est ici en question, d'un corps teinté, couvert d'une crème « impalpable », certes, mais couvert quand même. Cet « habit » cutané de couleur fait le moine. On se tisse « un teint doré ». Une fois nu, on se revêt d'une « texture fluide », à l'action autobronzante, « qui vous donne la bonne mine des vacances ». C'est Sublitan, de Guerlain : « un soin qui ensoleille ». Voilà le « naturel » !

[...]

Mais sans conteste, là où l'imaginaire du corps balnéaire, son « naturel » en trompe-l'œil, en harmonie avec l'esthétique du lieu, se dit le plus clairement, c'est à travers le rite de l'épilation. Car c'est à présent un rite scrupuleusement suivi et accompli en vue de la plage. La veille de l'été est en ce domaine la saison de pointe des ventes de crèmes dépilatoires et des salons de beauté. Philippe Perrot a fort bien décrit, du XIXe au XXe siècle, la montée en puissance de cet « élan pilophobe » qui, après s'être attaqué à la tête (cheveux, front) et au visage (sourcils, lèvres, menton), s'est tourné vers les jambes, les aisselles puis le pubis, ultime zone de pilosité insoumise dont la conquête finale apparaît comme indispensable pour qu'un corps lisse et uni, à la peau de lumière, succède à une géographie corporelle féminine par trop envahie par cette « végétation » sauvage et ombrageuse. Le poil n'est plus alors seulement perçu comme une superfluité : « Ces appas grenadiers repoussent le désir et sont une erreur de la nature », déclare celui-là13. C'est la nature qui se trompe, et la conservation de ces « appas », quand ils sont trop touffus, relève désormais de la négligence corporelle, étant en quelque sorte les signes de zones en friche échappant à l'ordre social. Un grand nombre de femmes, dit encore cet autre, « sont heureuses de nous montrer la forêt noire, sans nul voyage, rien qu'en levant [...] le bras14». Ainsi s'impose peu à peu l'idée qu'il faut procéder à la déforestation du corps féminin, à sa défoliation, à son défrichement ou à tout le moins à un certain nombre d'affouages substantiels afin de domestiquer le paysage corporel, à l'image de ceux de la campagne ou du... rivage. Que le buisson remplace donc la broussaille, le gazon les mauvaises herbes et le sable le varech !

[...]

Qu'en est-il en ces circonstances de la nudité et du naturel sur les plages d'aujourd'hui ? En fait, le naturel, on ne le recherche pas, il est plein d'erreurs. Ce que l'on recherche, c'est donc, du corps au décor et réciproquement, son image corrigée, ce qu'atteste le triomphe du rite féminin d'épilation comme le leitmotiv de la « plage propre ». La plage est féminine, de genre, de sexe, de forme et d'usage. Et la nudité alors, une fois passée au crible de ce rituel pilophobe ? Est-elle plus nue ? Plus vraie ? Plus réelle ? Non pas ! Elle est bien plutôt surréelle : plus figurée que véritable - puisqu'ici « être à poil », c'est être sans... poils.

Au XIXe siècle, Eugène Chapus écrivait : « Une femme en corset est un mensonge, une fiction, mais pour nous autres cette fiction est mieux que la réalité17. » Une femme épilée, comme une plage sans algues, est aussi un mensonge, une fiction - et cette fiction esthétique est son nouveau costume. J. Laurent, à propos des bas - l'influence du modèle de l'enfant se disant encore ici -, fait remarquer que si les « anciens étaient blancs, noirs, parfois de couleur, le nouveau bas est de couleur chair, il tend à imiter la nudité, à rapprocher les jambes de la femme de celles de la fillette18 ». Autrement dit, si les anciens pouvaient servir à cacher les poils, les nouveaux sont faits, entre autres, pour montrer qu'il n'y en a pas. De même l'épilation, qui est le signe ostentatoire d'une absence. De ce fait, elle n'est rien moins qu'une variante nouvelle du dévêtu et non la nudité elle-même. L'épilation est un habit, invisible comme les crèmes, les parfums et les pilules autobronzantes. L'épilation est un masque. Elle ne fait pas apparaître mais disparaître quelque chose.

Que masque-t-elle? La nature, bien sûr, étant entendu que le mot nature renvoie historiquement tout autant à l'idée d'environnement sauvage qu'à celle de constitution humaine, physique et psychique, génitale ou instinctive19. C'est une règle très ancienne, rappelle Philippe Perrot, que de gommer toujours des représentations (sculpturales, picturales ou photographiques) du nu féminin la toison du sexe. Il ajoute : « C'est que cette pilosité-là est le dernier carré de la pudeur blessée, une vision trop violente, un signe trop fort pour être figuré, et qui, comme l'excrétion, nous ramène peut-être à notre plus animale animalité, à la fois menaçante et fascinante20. » La société de plage applique à la lettre cette règle esthétique, occultant ou gommant la toison pubienne et ses équivalents déplacés - notamment la pilosité des aisselles, dont la valeur métaphorique n'est plus à démontrer. Que cette plage soit nudiste ne modifie pas sensiblement la règle. Ici aussi on épile les dessous de bras et l'on déporte la figuration du sexe dans l'abstrait - en géométrisant sa pilosité (comme on l'a déjà dit) ou même en la réduisant à la taille de la houppe.

Bref, voici un corps, sinon parfait, du moins perfectionné, qui voit l'épilé à côté du frais, du jeune, du souple, du lisse, du bronzé ou de l'uni, enrichir un paradigme de qualités qui font le corps étanche, immaculé, homogène et inattaquable, comme soustrait aux contingences de l'excrétion biologique, aux traces du vieillissement, aux indices de l'usure, interne ou externe : un corps arraché au temps, à la décomposition, au végétatif vulgaire, rêvé autarcique, signe pur de lui-même. Ces qualités, dit Jean Baudrillard, sont « des qualités de clôture ». Elles assurent en effet une sorte de « vitrification de la nudité [qui] est à rapprocher de la fonction obsessionnelle de revêtement protecteur des objets : cirés, plastifiés, etc., et du travail de brossage, de nettoyage, qui vise à les remettre perpétuellement en état de propreté, d'abstraction impeccable [...] et les maintenir dans une sorte d'immortalité abstraite21 ». Et d'autres signes encore concourent à concrétiser ce fantasme : les maillots en « lycra », même s'ils les rhabillent, plastifient les corps ; spécialement conçus pour le bain, les maquillages indélébiles font des visages des images inaltérables ; et il y a même des shampooings qui non seulement lavent, mais imperméabilisent le cheveu. C'est tout un monde qui se résume à travers cette sémiologie corporelle - le discours d'un corps clos pour un monde clos...

1. E. Erwitt, Plages, op. cit., p. 20.
2. Ph. Perrot, Le Corps féminin, op. cit., p. 205.
3. P. Ziegelmeyer, «Objectif vacances», op. cit., p.32.
4. Ph. Perrot, Le Corps féminin, op. cit., p. 206.
5. P. Morand, Bains de mer, op. cit., p. 168.
6. J. Laurent, Le Nu vêtu et dévêtu, op. cit., p. 176.
7. Ph. Perrot, Le Corps féminin, op. cit., p. 92.
8. Vogue-Hommes, 151, juillet-août 1992.
9. Vogue-Beauté, « rubrique beauté pratique », 656, avril 1992, p. 42 (souligné par moi).
10. Ibid.
11. Elle, 2481, 19 juillet 1993. p. 46.
12. Nous Deux, 516, avril 1957, p. 46.
13. P.-J. Marie de Saint-Ursin, cité par Ph. Perrot, op. cit., p. 151.
14 . V. Leca, L'Almanach du viveur, Paris, 1905, cité par Ph. Perrot, op. cit., p. 151-153.
15 . Cf. supra, chapitre IV.
16 . Publicité Christian Dior, diffusée en 1992-1993.
17. E. Chapus, Manuel de l'homme et de la femme comme il faut, Paris, M. Lévy, 1862, p. 63.
18 . J. Laurent, Le Nu vêtu et dévêtu, op. cit., p. 143.
19. Cf., à ce propos A. Rey et S. Chantreau, Dictionnaire des expressions et locutions, Paris, Le Robert, 1987, article « nature » : « parties sexuelles » et « instinct sexuel »,
20. Ph. Perrot, Le Corps féminin, op. cit., p. 151.
21. J. Baudrillard, L'Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 162.

© Payot.

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