L'homme de métal : thérapie et caractère

Intervention de Jacques Lesage de La Haye au congrès Wilhelm Reich du 25 mai 2007.

Gérard Guasch et moi-même avons fondé le Cercle d'Etudes Wilhelm Reich en 1995. Cela fait donc douze ans. Certains des intervenants du Cercle sont présents à cette journée : Jean-Loïc Albina, Thierry Carrasco, Roger Dadoun, Alain Gamichon...

En guise de préambule, rappelons ce titre d'article d'une journaliste dont le nom doit rester dans les oubliettes du passé : « Le culte du sexe et de l'anarchie ». Le sexe, quelle horrible chose pour le « petit homme » ! Et l'anarchie, quel chaos ! Le but était bien de discréditer Reich. De manière un peu plus sensée, parlons de démocratie du travail et de fonction de l'orgasme. Nous arrivons au type génital, celui qui a abandonné toutes ses peurs et qui, dès lors, s'abandonne à son désir, à sa tendresse et à son amour pour l'autre. Allons plus loin. Partant de la démocratie du travail, nous arrivons à la fin de la soumission et donc à la démocratie directe.

En effet, à travers les urnes, nous donnons le pouvoir à des individus qui cumulent de l'argent, de la propriété et suscitent du fantasme sur le dos de ceux qui votent. Pour revenir au thème de cette intervention « L'homme de métal : thérapie et caractère », nous évoquerons des défenses très rigides.

J'ai effectué mes premières thérapies en prison avec des co-détenus, étant moi-même détenu ! J'avais pour tout bagage une licence ès-lettres mention « psychologie » et une auto-analyse de six ans effectuée dans la solitude. En prison, il n'y avait pas de psychanalyste. Avec mes patients, j'ai rencontré des défenses vraiment rigides.

Mais j'ai aussi découvert qu'il existe des défenses molles. Cela se complique, lorsque l'on a à faire à des couches successives de défenses dures et molles alternées. Plus difficile encore pour le thérapeute, il existe des défenses visqueuses, un peu comme les « montres molles » de Salvador Dali.

C'est une entreprise ardue que d'essayer de comprendre comment le caractère déjoue les tentatives de l'analyste pour s'infiltrer à travers, ce réseau serré ! Notre tâche consiste à accomplir, contourner, voire subvertir des dispositifs mis en place par les divers systèmes défensifs. En guise d'introduction, nous devons occuper le no man' s land du vide, esquiver la quête infinie de la dépendance et nous effacer devant la toute-puissance de la manipulation. Il est important d'affronter la colère de l'homme soumis. Son émotion est sous-jacente à sa soumission et s'identifie à l'autorité.

Il nous faut parfois supporter la condamnation de la morale, apprendre que l'on est un misérable analyste et encaisser le mépris de la superbe narcissique. Si la grandeur est à la hauteur du mépris, cela peut donner un analysant surdoué et même plus fort que son analyste...

Au cours de ces années de thérapie, il m'est apparu que les prisonniers accentuent jusqu'à la caricature les traits habituels des autres patients. Mais, contrairement à une opinion répandue, ils ne sont pas d'une nature différente.

En prison et, plus tard, à l'extérieur, en tant que psychologue et analyste reichien, j'ai rencontré deux types de délinquants et criminels : d'un côté des casseurs, braqueurs, voleurs, de l'autre ceux qui avaient commis des délits ou des crimes sexuels. C'est plutôt du côté des casseurs et des braqueurs que l'on trouve des défenses rigides.

Chez les autres, c'est beaucoup plus trouble, plus visqueux, encore une fois, et même menaçant pour le thérapeute. Le risque n'est pas forcément ce que l'on imagine. Il peut s'agir de l'implosion du sujet. L'analyste y assiste impuissant.

Un exemple de criminel sexuel m'a beaucoup impressionné, Patrick avait pris quinze ans de prison pour une tentative de viol qui s'était soldée par un meurtre. Il avait effectué onze ans, ce qui est le tarif habituel. La prison n'avait pu qu'aggraver sa problématique. Considéré dangereux, il avait été placé en hôpital psychiatrique, une fois sa peine terminée.

Nous l'avons suivi en thérapie bifocale. Le psychiatre lui donnait le traitement neutralisant sa pulsion sexuelle. Quant à moi, j'avais la charge de la psychothérapie, qui, au fil des six années de traitement, a été de plus en plus analytique, avec, autant que possible, un travail corporel et émotionnel.

Le suivi fut des plus délicats. Patrick oscillait entre sa pulsion de viol et un délire mystique. L'équilibre était précaire et de courte durée. Ce que cela a mis en lumière pour moi, c'est que certains individus ont tellement été agressés par leur père, par leur mère ou par les deux qu'ils ne peuvent être que des agresseurs.

Cela a pu se passer pendant la grossesse, à la naissance, au stade oculaire ou pendant les premiers mois. Il est simpliste de prétendre que tout violeur a été violé lui-même. La réalité est beaucoup plus complexe. Certains violeurs n'ont jamais été violés. Mais il suffit qu'ils aient connu l'effroi, la terreur, l'horreur, la douleur, la haine ou la colère pendant des mois et des années...

Plus radical que le système de défenses rigides est celui que j'appelle la technique du vide. Il est très efficace, puisqu'il met en place une protection par la distance entre l'autre et soi-même. Cela évite tout risque d'agression. C'est une sorte de masse compacte d'inertie ou de force noire qui résiste au thérapeute. Lorsque ce dernier parvient à se faufiler à l'intérieur de ce dispositif, cela évoque la matière noire, opaque ou antimatière.

Si l'on franchit cette zone interdite, un autre système apparaît, celui, bien connu, des défenses rigides. C'est important de ressentir ces mécanismes, de s'y confronter et de théoriser sur leurs types de fonctionnement.

Freud voulait interpréter à tout prix. Reich estimait qu'il valait mieux s'occuper des résistances et donc du caractère du sujet. Evidemment, au début de l'analyse, face à la technique du vide, nous ne pourrons guère impulser des associations libres, solliciter des rêves, mieux, les interpréter, car l'urgence est de traverser le vide et rejoindre en douceur celui qui le secrète.

Cette défense systématique contre la menace de mort, c'est ce qui a permis à son auteur de survivre jusqu'à la thérapie. Mais, progressivement, au fur et à mesure des progrès du patient, l'analyste, après avoir parcouru ce vide intergalactique, va se heurter à ses noyaux énergétiques très durs.

Un des obstacles à surmonter est une apparente adhésion théorique du sujet à la démarche thérapeutique. Pétrifié dans sa cuirasse froide et indifférente, l'individu, quelque part dans sa tour d'ivoire, ne va pas se gêner pour asséner des vérités fracassantes à son analyste. Il pourra aller jusqu'à lui démontrer que sa méthode est inappropriée, sa théorie caduque et son propre comportement digne du « petit homme ».

Dans ce contexte hostile, il importe pourtant de parvenir à un partage d'émotion. Pour ce faire, il est nécessaire de faire fondre la carapace inaffective et glaciale. Faciliter l'émergence des affects et des sentiments.

Souvent, ces patients pensent que la sensibilité est une faiblesse. Si le thérapeute fait montre d'émotions et de sentiments, il peut-être ressenti comme lâche et misérable. Seul, « l'homme de métal » est un homme. Et il craint, sans savoir pourquoi, que, s'il exprime ce qu'il ressent, il va perdre l'estime et la considération dont il a tant besoin. A défaut, d'une autre chose, qu'il n'imagine même pas : l'amour.

Avec un système aussi fermé, il parvient à n'éprouver aucune émotion. Cela donne des dialogues ésotériques, à l'occasion des exercices corporels : « Que ressens-tu ? - Je pense que c'est intéressant ­ Mais n'as-tu pas eu de sensations ? ­ Non, aucune, mais j'ai pensé que l'énergie était descendue de la poitrine dans le ventre ­ Très bien ! Et as-tu eu chaud, froid, un frémissement, une impression d'ivresse, un vertige, un doute, une inquiétude ? ­ Non, pas du tout. Je réfléchis, mais je ne sens rien. »

En pareil cas, il importe de ne pas être défensif, d'accepter de passer pour un idiot et d'essayer de ressentir ce que l'autre gomme avec tant d'acharnement. Au plus profond de lui-même, il sait très bien ce qui lui fait si peur, le désir, la tendresse, l'amour, autant que la colère, la rage et la haine.

Une autre grande difficulté, moins incontournable que les précédentes, est l'adhésion totale au thérapeute, en raison d'un manque incommensurable. Il reste à ne pas valider cette soumission, être vigilant, voire aller jusqu'à aller à la neutralité bienveillante. Habituellement, cette attitude est pour moi insupportable, car elle est l'alibi du manque d'amour de l'analyste classique.

Néanmoins, bien qu'à contrecoeur, je vais ostensiblement montrer ma bienveillance et ma neutralité. Je refuse de cautionner celui qui, guettant mon pouvoir et mes états d'âme, accepte toutes mes propositions, fait à la perfection tous les exercices, apporte des rêves passionnants et réalise des séances absolument parfaites sur le plan formel.

Il lui faut apprendre à se soutenir lui-même.

En prison et même à l'extérieur, dans les thérapies de braqueurs, casseurs et autres délinquants, j'ai rencontré une forme « d'hommes de métal » très difficiles à contrôler. Ils sont particulièrement sympathiques, intelligents et séduisants. Leur quotient intellectuel est tellement élevé que je me demande si je vais être à la hauteur. Ils exercent une telle attraction que je pourrais tomber amoureux d'eux ! Je sais, hélas, que cette beauté charismatique, cette intelligence hors du commun et cette toute-puissance fascinante ne sont rien d'autre que de redoutables moyens de défense. C'est ce qui leur permet, tels des Bernard Tapie de banlieue, de vivre aussi dangereusement.

Il faut, évidemment, ne pas tomber dans le piège de la manipulation. La séduction peut nous faire croire qu'il s'agit de l'homme le plus extraordinaire que nous ayons rencontrés. Evitons aussi le bras de fer du Q.I. S'il le faut, acceptons simplement et, modestement la souveraineté de cet analysant qui est, de toute évidence, tellement supérieur à son analyste !

Ayons une attitude prudente, tout en restant déterminé, souple et sans concession. Voyons, en prenant le temps, si l'échec n'est pas au bout du chemin. Échec de part et d'autre. Mais il reste à tenter de creuser le sillon des affects et des sentiments, à susciter le doute chez ce héros de la manipulation, à laisser venir l'inquiétude, la colère, voire la menace...

Lorsqu'au bout de plusieurs mois ou années surgissent ces émotions et ces sentiments, je sais que la partie est gagnée. Le patient va devoir déplacer le centre de gravité de son dispositif défensif. Il lui faut faire face à l'inconnu. Désormais, c'est l'incertitude, l'appréhension, la peur, l'angoisse même...

Cela me renvoie à ma première démarche analytique, où j'ai dû remplacer ma psychopathie de jeune délinquant par des mécanismes névrotiques semblables à ceux des personnes qui « vont bien », avec de l'anxiété, de la frustration, un versant dépressif, une phobie par-ci, une phobie par-là, quelques tics et quelques tocs.

Lorsque « l'homme de métal » devient humain, il est tiré d'affaire. Mais combien cela a-t-il été difficile ! Dans toutes les trajectoires que j'ai partagées avec ce type d'individu, que ce soit en prison, à l'hôpital psychiatrique ou en ambulatoire, j'ai souvent pensé à l'échec !

A la réflexion, je me disais « Il n'y a pas de demande, c'est bien connu ». Certains m'ont asséné : « Je ne suis pas fou. Donc, je ne vais pas voir le psy. » Ou encore : « Les psy sont tous fous. Je n'ai pas envie qu'ils me rendent encore plus fou ! » Je réponds invariablement : « Oui, nous sommes fous, mais nous gérons notre folie, ce qui n'est pas le cas de tout le monde. » Et aussi : « Si tu n'es pas fou, tu peux venir voir un thérapeute, parce que tu connais tes problèmes et tu peux en parler avec lui. Le fou, lui, ne va pas voir le psy. C'est l'ambulance ou la police qui vient le chercher. »

L'accroche est souvent compliquée. J'ai eu un certain nombre de fois à faire à un scénario assez standard. Première séance, le patient raconte son enfance ; deuxième, son adolescence ; troisième, sa vie d'adulte ; quatrième, il conclut « Tu me connais bien maintenant, donc tu me donnes des conseils et tu me dis ce que je dois faire. » Ma réponse est inflexible : « Non, ton histoire est terminée. Maintenant, tu commences vraiment ta thérapie ou tu t'en vas. »

La grande question, pour eux, reste : « Mais c'est quoi, la thérapie ? » Face au psychanalyste se dressent les défenses, identifiées par Freud, Reich et les autres, mais se creuse aussi le fossé culturel. J'ai connu énormément de patients, délinquants ou non, qui ne savaient pas que la psychothérapie ou l'analyse est un travail effectué par le sujet lui-même, avec l'aide technique d'un professionnel et pas une démarche dirigée par un guide auquel l'analysant est soumis.

Ayant découvert certains livres de vulgarisation, j'ai été amené à les indiquer à de nombreux patients, parfois même, dans certains cas, à leur prêter. Je ne recommande pas tout de suite « Introduction à la psychanalyse » de Freud, que j'ai eu moi-même bien du mal à comprendre à vingt ans. Le travail d'acculturation fait partie, à mon avis, du processus de la thérapie. Les deux premiers livres que je conseille alors sont « Les prodigieuses victoires de la psychologie » et « Les triomphes de la psychanalyse » de Pierre Daco, le troisième : « Psychopathologie de la vie quotidienne » de Freud.

Une psychologue m'a rétorqué : « Mais ce livre est dépassé ! » Sans doute. Seulement, ne brûlons pas les étapes. Commençons par le commencement. Ce livre de Freud nous parle des actes manqués, des rêves, des lapsus et de bien d'autres concepts de base de la psychanalyse.

Chez les personnalités de type rigide et même beaucoup d'autres, le thérapeute doit affronter un autre obstacle, celui de la morale et de l'éducation du patient. Comme la journaliste excitée par le culte du sexe et de l'anarchie, certains nous attaquent sur notre volonté, en tant qu'analyste reichien, de mettre le corps en question.

Pour couronner le tout, l'argumentation recourt souvent au panégyrique d'autres théories psychanalytiques. Je n'entre pas dans ces polémiques. Bien que différentes, nos méthodes ne s'opposent pas. Elles sont complémentaires. Les querelles d'écoles, de sectes et de chapelles ne doivent pas courtcircuiter la thérapie. J'accepte donc sans discuter les condamnations implacables qui me sont administrées de matière intransigeante et rigoureuse.

Il reste ensuite au sujet à poursuivre son travail, en constatant qu'ayant écrasé le moustique que je suis, il a toujours en face de lui son analyste. Le choc est parfois rude. Je rencontre ainsi des Saint-Just et des Torquemada. Je n'ai pas trop de mal à les reconnaître, car, pour protéger ma psychopathie, lorsque j'étais moi-même délinquant, je recourais à un dispositif paranoïaque qui me faisait également être un Saint-Just. Mais pas un Torquemada !

Laissons donc nager dans leurs eaux troubles ces inquiétants personnages.

En me replongeant, sans trop de mal, dans mon vieux noyau paranoïaque, j'arrive assez bien à communiquer avec eux juste en dessous de la ligne de flottaison de leur psychopathie de surface ou de leurs mécanismes obsessionnellement coercitifs. Même si je suis condamné, je reste en vie. Eux aussi, après tout, pourquoi pas ?

Ainsi que nous pouvons le constater, de redoutables obstacles sont dressés par les sujets. Certes, ils n'en n'ont pas conscience. Ils pourraient au mieux se dire qu'ils se protègent de mes attaques, de mon mépris, peut-être même de ma tentative de meurtre ou tout autre agression dont ils ont été victimes au cours de leur histoire.

Reste une forme particulièrement intéressante de la condescendance, que je n'ai pas souvent rencontrée, car elle est assez rare dans les cabinets de consultation, c'est celle d'un individu qui m'est tellement supérieur qu'il ne le laisse pas voir. L'homme arrive généralement comme faisant partie de nos milieux.

Il a d'importantes notions sur le plan politique. Il peut être libertaire, marxiste, troskyste, socialiste, à la rigueur. Il connaît Freud, Jung, Adler, Reich et Lacan. Largement aussi bien que son éventuel thérapeute. Il parle du stade du miroir de l'objet A, de l'oedipe, de la castration enfin, de tout ce qui pose son analyste ! Dès la première séance, je réalise que je ne suis qu'un misérable thérapeute et que c'est par une erreur monumentale que ce sujet m'a choisi.

Ayant été fracassé moi-même dès mon plus jeune âge, au point d'être obligé de tout reconstruire, je ne peux que ressentir de façon fraternelle cette agression désespérée et ne m'en sens nullement détruit. Je me dispense de toute violence, car une réponse un tant soit peu brutale serait suivie d'une implosion où la superbe narcissique du non-belligérant s'étalerait comme une piteuse flaque d'eau...

Si nous nous référons à ce qui dit Reich, il nous faut calmement et méthodiquement démonter le système de défense caractériel qui fonctionne sur le jugement, l'indifférence, le mépris, la fausse ou la vraie soumission. La démarche du patient doit nécessairement déboucher sur l'autonomie et la liberté.

C'est ce qui lui permettra de parvenir à la puissance orgastique, à la démocratie du travail et peut-être même à la démocratie directe.

Jacques Lesage de La Haye.

 

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