Sexualité et répression (II), par Boris Fraenkel

Introduction à la revue partisans n°66-67 "sexualité et répression (II)", Ed. François Maspero, 1972.
Voir le sommaire de la revue.

(NDLR : les passages en gras sont soulignés par nous.)

Quand le premier numéro de ce titre était en préparation Wilhelm Reich était publiquement un « chien mort » (dans le sens qu'en donne le vieux Marx en parlant de son maître-ès-dialectique Hegel), Herbert Marcuse, en France, connu seulement des happy few, l'intérêt pour le freudo-marxisme quasi-inexistant.
Si les jeunes se passionnent aujourd'hui pour Wilhelm Reich1, si les jeunes et ceux qui le sont moins s'intéressent à Herbert Marcuse2, à Rosa Luxemburg3, le travail de Partisans y est sûrement pour quelque chose — et ceci dans les pires conditions : si le numéro historique sur « Sexualité et répression » a (presque) la valeur d'un incunable, c'est parce que le dragon féminin qui a la haute main sur le Fond Reich nous avait menacé d'un procès si nous rééditions ce numéro ! Elle n'a pas pu empêcher que cette livraison n'ait porté son eau au moulin de Mai 68 !
Beaucoup de choses ont changé depuis qu'il y a six ans parut le premier numéro portant ce titre : le spectacle dans la rue, la mode ; la censure des spectacles (surtout cinématographique) a lâché un lest considérable — un film comme « W.R. [déplorable], les mystères de l'orga[ni]sme »4 [décapant] n'a été coupé que de 40 secondes — ; on pourrait continuer l'énumération... Et surtout si l'on compare avec le système de morale victorienne régnant sans partage jusqu'en 1914 le progrès paraît si considérable que des esprits chagrins et conservateurs pleurnichent sur la prétendue révolution sexuelle5 ; la fin de toute répression ouverte assumée en — et comme — bonne conscience. Ici une catégorie centrale de Marcuse nous permet de comprendre le changement dans sa progression-régression : la désublimation répressive. Oui, il y a d'un côté une désublimation considérable : le monde convenable du XIXe siècle trouverait un air de décadence babylonienne au monde, Sodome, quoi ! mais ni la finalité du monde (bourgeois et/ou bureaucratique) ni celle de son système moral (officiel) n'a changé. La répression est toujours le fondement du système, son essence, et le premier résultat de la désublimation répressive une désérotisation telle que les jeunes fuient, de plus en plus, vers les paradis artificiels de la drogue.
Cependant, le système moral traditionnel est ébranlé à un point tel qu'il faut repeindre la façade de couleurs modernistes ; et ce n'est point un hasard si les deux derniers appareils des convenances petites-bourgeoises : à savoir l'Église (catholique, romaine, apostolique et officielle) et le P.C.F. (si mal déstalinisé) chargent des chiens savants (par exemple les docteurs Chauchard ou Muldworf) d'apporter leur caution « scientifique » à ce qu'il s'agit de combattre : la liberté sexuelle, la libre disposition de son corps en dehors de tout système de contrainte et de morale. Car la crise est diablement profonde, et on essaye de s'adapter quand même.
Ainsi le professeur de philosophie politique à l'Institut catholique de Paris cite6 positivement les opinions de Hegel sur le mariage (« On fonde [...] le mariage [...] comme un contrat arbitraire [...] en général [sur] l'absence [...] de la raison et de la liberté. ») ; et il paraît qu'il y a des vagues dans les bénitiers à Bayonne et à Tulle, parce que de saintes filles, Auxiliatrices du Purgatoire, ont fait écrire une (diablesse) reichienne, Claude Revault d'Allonnes dans leur revue et qui plus est : sur la sexualité7. Par rapport à cela, les publications néo-staliniennes restent loin en arrière ; quant au programme de gouvernement commun (social-démocrate)...

Comme je l'ai dit autre part, il est important qu'une véritable discussion, si possible internationale8, se déclenche à propos, et à partir, des thèmes essentiels du freudo-marxisme et de sa problématique. Il me semble que Reich et Marcuse sont, toujours, les points de départ. On sait que ce dernier a complété certaines lacunes du premier9 ; il existe déjà toute une littérature récente qui discute à partir et à propos de Marcuse, plus spécialement en Allemagne. Nous essayerons de donner en feuilleton des extraits d'un livre d'un jeune philosophe d'origine islandaise — qui a passe ses années d'apprentissage à Prague ! — et dont la critique de Marcuse et de la théorie critique (l'École de Francfort) nous semble du plus haut niveau. En ce qui concerne Reich nous donnons dans une première partie des documents qui le mettent en question : négativement (et assez injustement) par Bernfeld, positivement par Fenichel.
Les deux premières parties d'une très longue étude de Bernfeld ont l'inestimable intérêt de nous montrer la grande discussion du moment (années 20 et début des années 30 avant l'arrivée au pouvoir de Hitler) entre communistes (« orthodoxes ») à propos de leur réception de la psychanalyse et du freudisme — on séparait artificiellement (et pourtant non sans raison) les deux faces du système de Freud — sa face « scientifique » et sa face « philosophique ». Bernfeld, austro-marxisant, manœuvre à partir d'un terrain facile ; la dernière chose que Reich eût aimé assumer à ce moment aurait été une rupture avec le Komintern — en pleine dégénérescence stalinienne, mais pour lui toujours révolutionnaire ainsi que l'Union soviétique, c/f la réplique très tarabiscotée de Reich. Ce long essai, dont nous donnerons bientôt les deux dernières parties est aussi la réplique à une longue étude, assez clinique, sur le masochisme, de Reich — plutôt inconnu en France — où celui-ci nie expressément la pulsion de mort, depuis peu dogme de la doctrine freudienne. (On sait que Marcuse, dans Eros et Civilisation, accepte l'hypothèse de la pulsion de mort, en interprétant celle-ci de façon particulièrement profonde.)
Les remarques intéressantes de Fenichel sont au sujet d'une étude méthodologique de Reich, qu'une édition « pirate » a répandu dans toute la France. La vraie faiblesse de ce document constitutif du freudo-marxisme est son acceptation d'un matérialisme dialectique dans la descendance d'Engels. Un livre de synthèse du moment, récemment paru en français10, montre le véritable courant à partir de Marx.
La partie III donne quelques essais d'interprétation à partir de la thématique reichienne. L'étude de Leistikow méritait d'être arrachée à la non-existence ; celle récente11, de Bertell Ollman, est d'un partisan reichien américain qui y lutte pour le rétablissement du véritable Reich : du militant révolutionnaire, contre les thuriféraires du dernier Reich, du « bio-physicien » mentalement dérangé. J.-M. Brohm a repris son étude contre la répression sexuelle des jeunes à la lumière de Mai 68. Les conclusions « pratiques » qu'il se propose d'énoncer suivront. Nous publions dans cette même section quelques réponses récentes à un questionnaire que fit Reich en 1932, destiné à établir le dialogue avec des militants (ou pas d'ailleurs) de la jeunesse ouvrière allemande.
Entre ces deux parties est placée une section sur le mouvement culturel pour une politisation de la question sexuelle (Sexpol) que Reich lança avec un succès énorme et qui résista mieux à l'arrivée de Hitler au pouvoir (fin janvier 1933) que les grands partis « ouvriers » traditionnels, avant, bien entendu, de couler dans l'effroyable débâcle du mouvement ouvrier allemand.
Il faut rappeler qu'on nous pose souvent des questions sur le Sexpol ; voici quelques textes authentiques sur ce mouvement étonnant. Je voudrais tout de suite préciser que je suis tout à fait d'accord avec ce que m'écrivit naguère un des derniers disciples de Reich, Berthold Scheller (de Francfort) : il ne faudrait pas refaire une caricature sectaire du Sexpol, mouvement de masse lui ; mais les militants de la gauche révolutionnaire, chacun dans son organisation, devrait militer pour que des thèmes « reichiens » fussent pris en considération.
Quelques remarques d'ordre général pour comprendre ces textes. Quand on parle de « double moral » il s'agit du problème que des jeunes « mâles » sont censés d'adorer une jeune fille chastement (les beaux sentiments) tandis qu'ils courent assouvir leurs instincts (qui sont toujours « bas », comme l'on sait) auprès des filles tout court. La Russie soviétique est toujours ours vue, en dépit de Staline, comme la patrie révolutionnaire (où tout est mieux, bien sûr) ; il est vrai que la politique du Komintern dite de la Ille période (1928-1934), politique verbalement révolutionnariste, facilite la méprise ; c'est la victoire du nazisme qui désille les yeux. Tous les écrits à partir de 1930 (et même fin 1929) sont à comprendre à la lumière de la grande crise économique, du chômage de masse générale qui couvre tous les pays industrialisés, de la montée du fascisme, et de sa victoire, en Allemagne. Les contemporains pouvaient donc penser à bon escient que le capitalisme international était à son étape finale, qu'une nouvelle guerre mondiale se préparait et qu'un des buts serait la liquidation de l'Union soviétique.
Par rapport au marasme économique et la Grande Crise capitaliste, la Russie stalinienne, surtout vue de l'extérieur, paraissait en pleine expansion industrielle, ce qui explique les sempiternels : mais en Russie on est en train de résoudre tous les problèmes. Ultérieurement Reich ne se laissera plus abuser, et est un des rares à rompre, à dénoncer avec vigueur la contre-révolution stalinienne. Le dernier groupe politique avec qui Reich entre en contact avant de sombrer est le groupe des trotskystes allemands réfugié en France.
Dans la VIe section nous donnons deux documents qui témoignent de l'intérêt que les problèmes de capitalisme, socialisme, psychanalyse provoquaient dans les milieux scientifiques. Une soirée de débats-discussions chez des médecins rapportée par Fenichel, et surtout quelques réflexions du grand théoricien économiste que fut Sternberg, presque inconnu en France12, le seul grand élève qu'eut Rosa Luxemburg économiste. Dans le domaine de la théorie de l'impérialisme (question cruciale où Rosa va au-delà de Marx, sans trouver réellement la « solution ») c'est précisément Fritz Sternberg qui donne une réponse satisfaisante à la question de l'accumulation qui déclencha l'interrogation toute nouvelle de Rosa.
On sait peut-être que son prestige fut tel que L.D. Trotsky fit appel à lui, qui ne fut jamais « trotskyste », pour écrire la partie économique du (futur) Programme de transition. Sternberg a laissé une relation plus qu'intéressante pourquoi son séjour en France chez Trotsky se termina en queue de poisson. (Et il paraît qu'il y a jusqu'aujourd'hui de braves gens qui ne se sont pas encore aperçu que ce fondement théorique économique y manque, ce qui est tout de même assez incongru pour un programme marxiste...)
Le mariage, cette institution centrale de la répression sexuelle séculaire, l'aliénation familiale donc, est vu de façon originale par un psychanalyste investi dans la médecine, et par un professeur de droit romain réinvesti en sciences politiques ! Cette IVe section réservera de nombreuses surprises aux non-spécialistes (et peut-être même... !).
Si une partie de l'humanité est doublement persécutée, ce sont bien les homosexuels (ou homophiles, tels que la revue Arcadie propose de les appeler). Si théoriquement et littérairement leur émancipation a fait de gros progrès par-ci, par-là, dans l'ensemble le monde est encore plutôt une terre de persécutions plus ou moins raffinées ou échevelées comme le démontrent aisément les études de Pierre Hahn.
Si l'homophilie masculine fut en règle générale davantage persécutée que le lesbianisme, les choses commencent à changer pour une double raison : c'est qu'au lieu de se cacher, de souffrir en silence, les homosexuels se sont mis à revendiquer des droits (démocratiques) et de combattre (de façon au moins subjectivement révolutionnaire). De grands personnages ont courageusement montré le chemin (en France par exemple André Gide, Daniel Guérin) et la naissance du Front homosexuel d'action révolutionnaire (F.H.A.R.) a donné vie à une riposte collective. On se rappelle le beau tollé après un certain no 12 de Tout, et l'étude de Hocquenghem13 obligera, souhaitons-le, le dernier quarteron puritano-réactionnaire de l'extrême-gauche ouvriériste de discuter, dans ce domaine, d'autre chose que des attitudes plus que déplorables de quelques « folles »14 lors de récentes manifestations.
Bien entendu le présent numéro ne couvre pas tout le champ de la répression sexuelle et de ses implications sociales et politiques : le féminisme et l'inferno de la sexualité patriarchale, la prostitution : la symbiose entre proxénètes et policiers, et dont le lobby politique intervient à la Chambre pour défendre la morale sexuelle et la réouverture des maisons closes sous la forme d'un député U.D.R., défenseur de la veuve et de l'orphelin et amateur de photos de noces (ah ! les beaux mariages) ; la politique culturelle convenable si vaillamment défendue dans la riante Touraine par un sinistre magistrat municipal (issu du corps des instituteurs) ; la lutte sexuelle des élèves de tout âge de l'enseignement public (et privé !) ; le problématique et la méthodologie de l'information sexuelle15, etc., etc., on pourrait prolonger ad libidum la liste des problèmes actuels (et de la littérature à ce sujet).
D'une part nous pensons faire suivre rapidement un Sexualité et répression (III) dont la préparation est déjà en route ; de l'autre nous nous adressons aux lecteurs de ce numéro spécial pour qu'ils nous écrivent rapidement :

Autant qu'il est nécessaire de comprendre le passé — pour autant qu'il est signifiant pour le présent — pour réfléchir (avant d'agir !) sur « le mouvement ment social [et culturel] tel qu'il se déroule devant nos yeux » (Marx), autant la rédaction de Partisans souhaite que la suite de ce numéro soit le reflet de l'actualité immédiate et internationale.

Boris FRAENKEL.

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1. C/f « Pourquoi ils se passionnent pour Wilhelm Reich », par Claude REVAULT D'ALLONNES. Preuves, n° 8, 4e trimestre 1971. Voir aussi du même auteur (au féminin...) l'étude qui suit : « Les cheveux longs, plus qu'une mode. »

2. Partisans a donné depuis le numéro 28 (avril 1966) régulièrement des articles de Marcuse. Voir aussi mon essai sur « Marcuse ou marcusisme ? » dans le n° 44 (octobre-novembre 1968) intitulé par anti-phrase « Le complot international ».

3. Nous avions prédit dans « Rosa Luxemburg vivante » (Partisans n° 45, décembre 1968 - janvier 1969) la (re)découverte de Rosa, et que ses thèses (re)deviendraient une constante de la réflexion révolutionnaire.

4. Que les pays dits socialistes, moscoutaires et maoïstes, harmonieusement unis, ne verront pas de sitôt...

5. Terminologie aussi utilisée abusivement par des démocrates réformateurs sexuels, et dans le titre d'un des beaux livres de Reich : La sexualité dans le combat culturel —vers la restructuration socialiste de l'homme, qui est devenu La Révolution sexuelle —pour une autonomie caractérielle de l'homme dans l'édition autorisée (et châtiée) du Fond Reich.

6. Abel JEANNIÈRE, Anthropologie sexuelle, chez Aubier-Montaigne, Paris, 1964, page 9.

7. Voir la chronique dans Le Monde du 13 septembre 1972 sur la revue Échanges.

8. C/f mon introduction à la partie : Freudo-marxisme du n° 11 (janvier-mars 1969) de la revue L'homme et la société, écrite, soit dit en passant, avant mai 68. Ainsi, par exemple, en Allemagne, il y a eu une intéressante discussion à partir du livre de Reimut Reiche : Sexualité et lutte de classe (Maspero éditeur) ; mais cette discussion n'a pas dépassé les frontières...

9. Surtout dans son Eros et Civilisation, aussi paru en livre de poche « Points ».

10. Franz JAKUBOWSKI, Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l'histoire, aux E.D.I., Paris, 1971.

11. Dans The Unknown Dimension : European Marxism Since Lenin, édité par Karol Klare et Dick Howard, Basic Books, New York, 1972.

12. Les Editions du Seuil éditèrent courageusement, dans les années 50, un gros volume de lui — ce fut un four noir, hélas !

13. Dont on se rappelle, peut-être, une courageuse interview dans Le Nouvel Observateur.

14. Sur lesquelles il y a une excellente étude, par Michel Bon dans Arcadie nos 208 et 209 (avril et mai 1971), Approche ethnopsychiatrique du normal et de l'anormal.

15. Ainsi par exemple pour ne citer qu'un cas étranger : les efforts plus qu'intéressants de Helmuth Kentler, en Allemagne occidentale, me semblent totalement inconnus ici, où par contre le Manuel gouvernemental allemand tellement attaqué par toute la gauche non-officielle, pour son attitude hygiéniste, asexuelle, est produit par S.U.D.E.L. (maison d'édition de la F.E.N. et du S.N.I.) comme dernier cri de l'information sexuelle.

16. Nous les donnerons, si nécessaire, sans spécification ; mais aimerions, nous, être en état de vérifier l'exactitude des cas.

© François Maspero.

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